Les politiques savent-ils parler aux jeunes ?
Cette question en pose une autre, essentielle, à laquelle je voudrai tout d’abord apporter quelques éléments de réponse. On ne peut pas répondre à votre question sans au préalable se demander ce qu’est un " jeune", ou, plus exactement, de quoi nous parlons lorsque nous parlons des « jeunes » ou « du jeune » ?
Il y a le sens le plus évident, le sens biologique, qui vise la femme et l’homme au commencement du cycle de l’existence. Il y a le sens social : le terme « jeune » désigne alors, pour faire court, celles et ceux qui « entrent dans la carrière ». Cette définition diverge sensiblement de la première. Pour schématiser, un jeune médecin, qui achève ses études à la trentaine, a le double de l’âge du jeune ouvrier ou du jeune planteur, qui débutent, eux, à 16 ans, voire plus tôt… Enfin, il y a le sens politique, au sens large du terme. Ici, l’interrogation porte sur la place des « jeunes » dans le système social. La question est alors : la jeunesse représente-t-elle une couche sociale particulière, doit-elle faire face à des défis particuliers, qui appellent des solutions particulières ? Ou est-elle confrontée, finalement, aux mêmes problèmes que les autres couches sociales ? La réponse à cette question est complexe. Il est vrai, d’une part, que tout système a tendance à être dominé par ceux qui ont « fait carrière », donc des « vieux » au sens social, qui le sont souvent aussi - mais pas toujours - au sens biologique. Mais il n’est pas vrai que les « jeunes » constituent une couche sociale dominée homogène. Là encore, je schématiserais à l’extrême, en vous disant qu’entre Jean Sarkozy et un fils d’ouvrier immigré, il y a un abîme tel qu’ils ne peuvent raisonnablement être considérés comme membres du même groupe social, de la même classe, du même monde. Idem à La Réunion, entre les surfers Golden Boys pleins aux as qui insultent Huguette Bello et une fille de planteur des Hauts, il y a un univers…
Ces précisions apportées, j’en viens à votre question. Et je vous surprendrai peut-être en vous répondant que selon moi, non seulement les politiques - ou un certain nombre d’entre eux - savent parler aux jeunes, mais qu’ils savent trop bien leur parler. Ce que je vise par ces propos, c’est cette forme de démagogie infantilisante que l’on nomme le « jeunisme », qui tourne à plein régime depuis les dernières régionales. Dès le départ, il était évident que Didier Robert n’avait d’autre argument que celui-là à opposer à son adversaire, dont il n’a cessé de stigmatiser l’âge. L’argument de la jeunesse, utilisé par l’UMP, est une escroquerie intellectuelle. En se faisant le porte-parole des jeunes, M. Robert dissimule non seulement son absence de vision, mais il fait pire. Il parle d’une jeunesse abstraite, ou ultra-minoritaire, qui n’appartient pas au même monde que les 50% de jeunes chômeurs, les sans-diplômes et les précaires que compte notre île. La propagande de l’UMP, qui irrigue nos média et certaines formes d’expression artistique, passe son temps à parler d’une jeunesse dorée, friquée, diplômée, censée avoir dépassé les clivages les plus pesants de notre société, métissée et faisant la part belle aux femmes. On trouve une expression presque parfaite de cette idéologie dans un clip d’un girls-band réunionnais - une publicité pour un soda. Il y a là d’après moi, à la fois l’hymne et l’imagerie du sarkozysme péi. On y voit une jeunesse arc-en-ciel, bijoux et fringues de marque, qui « gratte sa fesse » devant une piscine privée, avant de se lancer – débilité des débilités - dans un kuduro géant, avenue de la Victoire. En arrière-plan, flotte le drapeau américain. Comme si tout cela existait. Comme si les choses se passaient comme cela, en-dehors de la Montagne et du Cap Champagne, et encore…
Quels sont les principaux obstacles à une communication pratique, honnête, sincère et efficace, entre les jeunes et les politiques ?
Comme je viens de le dire, la plupart des politiques ne parlent pas des conditions économiques et sociales des jeunesses - et j’insiste sur le pluriel. Parler la bouch’ rouvèr’ de l’emploi, de la formation, des loisirs, évite de se rendre compte que les fractures sociales - comme disait l’autre - qui traversent notre société sont plus profondément creusées encore entre les jeunes. Les mécanismes qui pénalisent les jeunes femmes, les Réunionnais-e-s noir-e-s, descendant-e-s d’esclaves ou d’engagé-e-s, les enfants des Yabs dans les Hauts défavorisés, sont reproduits et amplifiés parmi les jeunes. Il n’y a qu’à lire la chronique quotidienne des viols et des sévices dont se repaissent nos journaux, pour voir ce qu’est la condition des jeunes filles et des jeunes femmes dans notre pays. Il suffit d’ouvrir les yeux pour constater la condition des jeunes Réunionnais noirs. Ou d’aller, par exemple, dans les hauts de Sainte-Marie, pour avoir un aperçu de la condition des héritiers de la misère Yab. Il suffit de lire l’excellent ouvrage de Laurent Médéa, qui montre très clairement que les jeunes qui se retrouvent en prison appartiennent très majoritairement à ces catégories. Une communication honnête passerait donc, d’abord, par la prise en compte de ces différences, et non par l’usage abstrait d’une référence à la « jeunesse », ruminée par les politiques.
Quel(s) regard(s) porte(nt) les jeunes sur la politique ?
Sur ce sujet, l’honnêteté commande de ne pas être complaisant, de ne pas répondre à une démagogie par une autre. On ne peut pas dire que la conscience politique domine les rangs de la jeunesse… Pour un révolutionnaire conséquent et convaincu comme Alexis Chaussalet, combien de jeunes avides de rentrer dans le rang, quitte à secouer un peu le bateau au départ, afin de se faire une petite place ? Pour une poignée d’artistes engagés politiquement, blacklistés à la radio, combien de « jeunes » aux dents longues, prêts à tout pour une date ou une subvention ? Les jeunes héritent selon moi d’une perception du champ politique très primaire, façonnée, il faut bien le dire, par la démission des aînés. La plupart d’entre eux, souvent très engagés au cours des décennies 1970 et 1980, ont négligé, parfois volontairement, de transmettre à la génération montante. Avant nous, le FJAR* ou le CORJ* mobilisaient sur une proposition globale telle que l’Autonomie, des objectifs d’éducation populaire ou des luttes d‘émancipation : combat des femmes, mémoire de l’esclavage et de l’engagisme. Laurent Vergès ne passait pas son temps derrière un écran : il était dans les luttes, en reportage, à la case de Mme Baba, il apprenait les langues des pays voisins, il parcourait le monde, écrivait, vendait le journal... C’était un jeune en marche, un militant. L’élection et les honneurs venaient, comme dit la formule de l’Evangile, « par surcroît ». Aujourd’hui, il règne un certain conformisme, et lorsque l’on fait mine de se révolter, ce n’est plus pour la liberté, l’autonomie, les droits politiques et sociaux, que sais-je… C’est pour avoir une place d’élu, figurer dans un organigramme bureaucratique, se faire voir… quitte à déployer, pour des enjeux microscopiques, des ruses que les plus vieux renards ont mis des décennies à découvrir. Voyez du coté de La Possession, par exemple… On est passé de « jeunesse rebelle », mot d’ordre des années « Laurent », à « Ôte-toi de là que je m’y mette », slogan des années 2010…
Mais comprenez-moi bien : je suis convaincu que l’espoir est à l’ordre du jour… tout d’abord, parce qu’il y a des jeunes, élus ou non, capables de se mobiliser. Pour tirer la couverture à mon bord politique, je dirais qu’au sein du PCR, on sent naître quelque chose. Avant tout, parce que de jeunes figures ont émergé des combats électoraux. Ensuite, parce que le parti lui-même a initié une dynamique lors de son dernier Congrès, en réunissant le comité central des jeunes, dont je suis membre. Mais il y a ce qui se passe en dehors du parti, dans la rue et dans les lycées. Ces dernières années, on a vu émerger des figures étonnantes. Je parlais tout-à-l‘heure d’Alexis Chaussalet, qui se détache tant par sa culture politique que son aptitude à l’action. Je citerais aussi Pauline Lauret, dont la passe d’armes avec Didier Robert montrait une intelligence et une détermination politique hors du commun. Il faudrait aussi parler de la radicalité du RSKP. Même si je ne cerne pas encore bien l’idéologie qui anime ce groupe, je dois admettre que leur « nou di nou fé » nous renvoie, nous autres, à nos hésitations et à notre prudence excessive. D’autre part, on ne le remarque que rarement, il y a aussi une forme de politisation à l’œuvre dans les rangs des jeunes Mahorais et Comoriens. J’ai pu le constater, lors des mobilisations à la mémoire du jeune Portois Aafifoudine Aboudou. Le désir de vérité et de justice était présent, porté par celui de lutter ensemble, non pollué par les luttes intestines, le gauchisme ou la co-gestion, qui sont respectivement les maladies infantiles et vénériennes des mouvements de jeunesse. Ce qui frappait malheureusement, c’était la quasi absence de jeunes Réunionnais d’autres origines. Nous n’étions qu’une poignée ; j’étais le seul non Portois. Hors du champ politique proprement dit, j’admire les efforts et la ténacité d’Emeline Vidot, cette jeune femme privée de bourse par l’UMP parce qu’elle travaille sur l’identité créole… Il y a donc une génération qui lève.
Quel(s) regard(s) porte(nt) les jeunes sur les hommes et les femmes politique(s) ?
Difficile de dire ce qu’ils pensent de manière générale, et là encore, je ne suis pas certain qu’il y ait une réponse unique à apporter à votre question. Mais on ne peut pas nier que la critique facile et superficielle, l’opposition jeune/vieux, l’argument « votez pour moi parce que je suis jeune » pèse lourd dans la vision du monde qu’ont de nombreux jeunes. C’est en tout cas ce que laissent penser les parcours d’un Didier Robert ou d’une Vanessa Miranville. Le terme « jeune » brandi à tout bout de champ fait oublier l’essentiel, l’âge des idées. Or, entre un Paul Vergès pionnier des énergies vertes, d’un chemin de fer moderne, d’un rapport fraternel avec Madagascar et les Comores, et un Robert adepte du pétrole, anti-train, anti-géothermie, anti-langue créole, la jeunesse des idées est sans conteste du côté du premier. L’affichage et le jeunisme, ont aussi leurs limites, et l’efficacité de cette forme de démagogie est appelée, à mon avis, à s’émousser très rapidement… C’est déjà le cas pour les deux politiques cités.
Quelles ont été les grandes décisions politiques en faveur des jeunes, ces dernières années ?
Au niveau français, aucune. Je ne vois que contre-réformes et entreprises de précarisation systématique. Un certain essor de la recherche, de la culture et de l’éducation avait eu lieu au niveau régional, sous les deux mandatures Vergès. Mais il semble que l’on retourne en arrière à toute vitesse…
Quelles sont les attentes des jeunes aujourd'hui ?
Là encore, il m’est difficile de répondre à ce genre de question. Parler pour tout un groupe… Il y aurait là un manque criant d’humilité. Néanmoins, on peut sans trop s’avancer dire que de très nombreux jeunes rencontrent des problèmes de logement, de transport, d’accès aux soins, parce qu’à la racine, c’est l’emploi qui fait défaut. Le tout est de savoir comment créer de l’emploi, pour les jeunes d’aujourd’hui et ceux de demain. Or, tous les gens de bonne foi s’accordent à dire - même au-delà des rangs de la gauche - que cela ne sera pas possible dans le cadre du modèle actuel. Soyons clair : notre pays n’a plus de production industrielle ; il est dominé par une économie de services, elle-même faussée, entre autres facteurs, par l’effet croisé des monopoles et de la surrémunération. Conséquence : le chômage est omniprésent, surtout chez les jeunes. Des prix vertigineux écrasent les consommateurs ; l’écart entre les couches sociales va se creusant. Mais puisque votre question porte sur les attentes, je ne suis pas certain que cette évidence économique mille fois répétée - le modèle est périmé - soit bien comprise au sein de la population, jeune ou pas. Sur le papier, toutes les conditions d’une explosion sociale sont réunies ; mais si la frustration est le moteur de cette explosion, on aura une révolte du ressentiment, de l’égoïsme et de la haine, dont rien de bon ne sortira. Le système, fait d’abus, de clientélisme et de jalousies savamment entretenue entre Créoles, en sera le grand gagnant… Il est donc urgent de susciter parmi les jeunes, de nouvelles attentes. De prendre le système à bras le corps et de ne plus se contenter de lui adresser des piqûres de rappel. De populariser un modèle qui donne avant tout aux jeunes les moins qualifiés, aux manuels, aux ouvriers, aux enfants des planteurs - en un mot, à la masse - les moyens de vivre dignement… et de devenir les acteurs centraux du changement, dans une Réunion enfin réunionnaise. La Réunion connaît simultanément une croissance de sa population jeune et un rétrécissement de sa classe moyenne. La jeunesse, plus que le reste de la société, est en voie de prolétarisation ; ses désirs de changement sont brouillés par des mots d’ordre vagues, domestiqués par le chômage, le recours aux contrats-magouille, le clientélisme électoral. C’est cette force qu’il nous faut libérer, et nous ne pourrons le faire en entretenant chez les jeunes le rêve d’appartenir à une élite sur-rémunérée, à une minorité de « baiseurs de paquet »… ou en les condamnant à rejoindre les hordes de précaires qui, pour exister, tendent la main vers Paris, quand il faudrait lever le poing.
Cette question en pose une autre, essentielle, à laquelle je voudrai tout d’abord apporter quelques éléments de réponse. On ne peut pas répondre à votre question sans au préalable se demander ce qu’est un " jeune", ou, plus exactement, de quoi nous parlons lorsque nous parlons des « jeunes » ou « du jeune » ?
Il y a le sens le plus évident, le sens biologique, qui vise la femme et l’homme au commencement du cycle de l’existence. Il y a le sens social : le terme « jeune » désigne alors, pour faire court, celles et ceux qui « entrent dans la carrière ». Cette définition diverge sensiblement de la première. Pour schématiser, un jeune médecin, qui achève ses études à la trentaine, a le double de l’âge du jeune ouvrier ou du jeune planteur, qui débutent, eux, à 16 ans, voire plus tôt… Enfin, il y a le sens politique, au sens large du terme. Ici, l’interrogation porte sur la place des « jeunes » dans le système social. La question est alors : la jeunesse représente-t-elle une couche sociale particulière, doit-elle faire face à des défis particuliers, qui appellent des solutions particulières ? Ou est-elle confrontée, finalement, aux mêmes problèmes que les autres couches sociales ? La réponse à cette question est complexe. Il est vrai, d’une part, que tout système a tendance à être dominé par ceux qui ont « fait carrière », donc des « vieux » au sens social, qui le sont souvent aussi - mais pas toujours - au sens biologique. Mais il n’est pas vrai que les « jeunes » constituent une couche sociale dominée homogène. Là encore, je schématiserais à l’extrême, en vous disant qu’entre Jean Sarkozy et un fils d’ouvrier immigré, il y a un abîme tel qu’ils ne peuvent raisonnablement être considérés comme membres du même groupe social, de la même classe, du même monde. Idem à La Réunion, entre les surfers Golden Boys pleins aux as qui insultent Huguette Bello et une fille de planteur des Hauts, il y a un univers…
Ces précisions apportées, j’en viens à votre question. Et je vous surprendrai peut-être en vous répondant que selon moi, non seulement les politiques - ou un certain nombre d’entre eux - savent parler aux jeunes, mais qu’ils savent trop bien leur parler. Ce que je vise par ces propos, c’est cette forme de démagogie infantilisante que l’on nomme le « jeunisme », qui tourne à plein régime depuis les dernières régionales. Dès le départ, il était évident que Didier Robert n’avait d’autre argument que celui-là à opposer à son adversaire, dont il n’a cessé de stigmatiser l’âge. L’argument de la jeunesse, utilisé par l’UMP, est une escroquerie intellectuelle. En se faisant le porte-parole des jeunes, M. Robert dissimule non seulement son absence de vision, mais il fait pire. Il parle d’une jeunesse abstraite, ou ultra-minoritaire, qui n’appartient pas au même monde que les 50% de jeunes chômeurs, les sans-diplômes et les précaires que compte notre île. La propagande de l’UMP, qui irrigue nos média et certaines formes d’expression artistique, passe son temps à parler d’une jeunesse dorée, friquée, diplômée, censée avoir dépassé les clivages les plus pesants de notre société, métissée et faisant la part belle aux femmes. On trouve une expression presque parfaite de cette idéologie dans un clip d’un girls-band réunionnais - une publicité pour un soda. Il y a là d’après moi, à la fois l’hymne et l’imagerie du sarkozysme péi. On y voit une jeunesse arc-en-ciel, bijoux et fringues de marque, qui « gratte sa fesse » devant une piscine privée, avant de se lancer – débilité des débilités - dans un kuduro géant, avenue de la Victoire. En arrière-plan, flotte le drapeau américain. Comme si tout cela existait. Comme si les choses se passaient comme cela, en-dehors de la Montagne et du Cap Champagne, et encore…
Quels sont les principaux obstacles à une communication pratique, honnête, sincère et efficace, entre les jeunes et les politiques ?
Comme je viens de le dire, la plupart des politiques ne parlent pas des conditions économiques et sociales des jeunesses - et j’insiste sur le pluriel. Parler la bouch’ rouvèr’ de l’emploi, de la formation, des loisirs, évite de se rendre compte que les fractures sociales - comme disait l’autre - qui traversent notre société sont plus profondément creusées encore entre les jeunes. Les mécanismes qui pénalisent les jeunes femmes, les Réunionnais-e-s noir-e-s, descendant-e-s d’esclaves ou d’engagé-e-s, les enfants des Yabs dans les Hauts défavorisés, sont reproduits et amplifiés parmi les jeunes. Il n’y a qu’à lire la chronique quotidienne des viols et des sévices dont se repaissent nos journaux, pour voir ce qu’est la condition des jeunes filles et des jeunes femmes dans notre pays. Il suffit d’ouvrir les yeux pour constater la condition des jeunes Réunionnais noirs. Ou d’aller, par exemple, dans les hauts de Sainte-Marie, pour avoir un aperçu de la condition des héritiers de la misère Yab. Il suffit de lire l’excellent ouvrage de Laurent Médéa, qui montre très clairement que les jeunes qui se retrouvent en prison appartiennent très majoritairement à ces catégories. Une communication honnête passerait donc, d’abord, par la prise en compte de ces différences, et non par l’usage abstrait d’une référence à la « jeunesse », ruminée par les politiques.
Quel(s) regard(s) porte(nt) les jeunes sur la politique ?
Sur ce sujet, l’honnêteté commande de ne pas être complaisant, de ne pas répondre à une démagogie par une autre. On ne peut pas dire que la conscience politique domine les rangs de la jeunesse… Pour un révolutionnaire conséquent et convaincu comme Alexis Chaussalet, combien de jeunes avides de rentrer dans le rang, quitte à secouer un peu le bateau au départ, afin de se faire une petite place ? Pour une poignée d’artistes engagés politiquement, blacklistés à la radio, combien de « jeunes » aux dents longues, prêts à tout pour une date ou une subvention ? Les jeunes héritent selon moi d’une perception du champ politique très primaire, façonnée, il faut bien le dire, par la démission des aînés. La plupart d’entre eux, souvent très engagés au cours des décennies 1970 et 1980, ont négligé, parfois volontairement, de transmettre à la génération montante. Avant nous, le FJAR* ou le CORJ* mobilisaient sur une proposition globale telle que l’Autonomie, des objectifs d’éducation populaire ou des luttes d‘émancipation : combat des femmes, mémoire de l’esclavage et de l’engagisme. Laurent Vergès ne passait pas son temps derrière un écran : il était dans les luttes, en reportage, à la case de Mme Baba, il apprenait les langues des pays voisins, il parcourait le monde, écrivait, vendait le journal... C’était un jeune en marche, un militant. L’élection et les honneurs venaient, comme dit la formule de l’Evangile, « par surcroît ». Aujourd’hui, il règne un certain conformisme, et lorsque l’on fait mine de se révolter, ce n’est plus pour la liberté, l’autonomie, les droits politiques et sociaux, que sais-je… C’est pour avoir une place d’élu, figurer dans un organigramme bureaucratique, se faire voir… quitte à déployer, pour des enjeux microscopiques, des ruses que les plus vieux renards ont mis des décennies à découvrir. Voyez du coté de La Possession, par exemple… On est passé de « jeunesse rebelle », mot d’ordre des années « Laurent », à « Ôte-toi de là que je m’y mette », slogan des années 2010…
Mais comprenez-moi bien : je suis convaincu que l’espoir est à l’ordre du jour… tout d’abord, parce qu’il y a des jeunes, élus ou non, capables de se mobiliser. Pour tirer la couverture à mon bord politique, je dirais qu’au sein du PCR, on sent naître quelque chose. Avant tout, parce que de jeunes figures ont émergé des combats électoraux. Ensuite, parce que le parti lui-même a initié une dynamique lors de son dernier Congrès, en réunissant le comité central des jeunes, dont je suis membre. Mais il y a ce qui se passe en dehors du parti, dans la rue et dans les lycées. Ces dernières années, on a vu émerger des figures étonnantes. Je parlais tout-à-l‘heure d’Alexis Chaussalet, qui se détache tant par sa culture politique que son aptitude à l’action. Je citerais aussi Pauline Lauret, dont la passe d’armes avec Didier Robert montrait une intelligence et une détermination politique hors du commun. Il faudrait aussi parler de la radicalité du RSKP. Même si je ne cerne pas encore bien l’idéologie qui anime ce groupe, je dois admettre que leur « nou di nou fé » nous renvoie, nous autres, à nos hésitations et à notre prudence excessive. D’autre part, on ne le remarque que rarement, il y a aussi une forme de politisation à l’œuvre dans les rangs des jeunes Mahorais et Comoriens. J’ai pu le constater, lors des mobilisations à la mémoire du jeune Portois Aafifoudine Aboudou. Le désir de vérité et de justice était présent, porté par celui de lutter ensemble, non pollué par les luttes intestines, le gauchisme ou la co-gestion, qui sont respectivement les maladies infantiles et vénériennes des mouvements de jeunesse. Ce qui frappait malheureusement, c’était la quasi absence de jeunes Réunionnais d’autres origines. Nous n’étions qu’une poignée ; j’étais le seul non Portois. Hors du champ politique proprement dit, j’admire les efforts et la ténacité d’Emeline Vidot, cette jeune femme privée de bourse par l’UMP parce qu’elle travaille sur l’identité créole… Il y a donc une génération qui lève.
Quel(s) regard(s) porte(nt) les jeunes sur les hommes et les femmes politique(s) ?
Difficile de dire ce qu’ils pensent de manière générale, et là encore, je ne suis pas certain qu’il y ait une réponse unique à apporter à votre question. Mais on ne peut pas nier que la critique facile et superficielle, l’opposition jeune/vieux, l’argument « votez pour moi parce que je suis jeune » pèse lourd dans la vision du monde qu’ont de nombreux jeunes. C’est en tout cas ce que laissent penser les parcours d’un Didier Robert ou d’une Vanessa Miranville. Le terme « jeune » brandi à tout bout de champ fait oublier l’essentiel, l’âge des idées. Or, entre un Paul Vergès pionnier des énergies vertes, d’un chemin de fer moderne, d’un rapport fraternel avec Madagascar et les Comores, et un Robert adepte du pétrole, anti-train, anti-géothermie, anti-langue créole, la jeunesse des idées est sans conteste du côté du premier. L’affichage et le jeunisme, ont aussi leurs limites, et l’efficacité de cette forme de démagogie est appelée, à mon avis, à s’émousser très rapidement… C’est déjà le cas pour les deux politiques cités.
Quelles ont été les grandes décisions politiques en faveur des jeunes, ces dernières années ?
Au niveau français, aucune. Je ne vois que contre-réformes et entreprises de précarisation systématique. Un certain essor de la recherche, de la culture et de l’éducation avait eu lieu au niveau régional, sous les deux mandatures Vergès. Mais il semble que l’on retourne en arrière à toute vitesse…
Quelles sont les attentes des jeunes aujourd'hui ?
Là encore, il m’est difficile de répondre à ce genre de question. Parler pour tout un groupe… Il y aurait là un manque criant d’humilité. Néanmoins, on peut sans trop s’avancer dire que de très nombreux jeunes rencontrent des problèmes de logement, de transport, d’accès aux soins, parce qu’à la racine, c’est l’emploi qui fait défaut. Le tout est de savoir comment créer de l’emploi, pour les jeunes d’aujourd’hui et ceux de demain. Or, tous les gens de bonne foi s’accordent à dire - même au-delà des rangs de la gauche - que cela ne sera pas possible dans le cadre du modèle actuel. Soyons clair : notre pays n’a plus de production industrielle ; il est dominé par une économie de services, elle-même faussée, entre autres facteurs, par l’effet croisé des monopoles et de la surrémunération. Conséquence : le chômage est omniprésent, surtout chez les jeunes. Des prix vertigineux écrasent les consommateurs ; l’écart entre les couches sociales va se creusant. Mais puisque votre question porte sur les attentes, je ne suis pas certain que cette évidence économique mille fois répétée - le modèle est périmé - soit bien comprise au sein de la population, jeune ou pas. Sur le papier, toutes les conditions d’une explosion sociale sont réunies ; mais si la frustration est le moteur de cette explosion, on aura une révolte du ressentiment, de l’égoïsme et de la haine, dont rien de bon ne sortira. Le système, fait d’abus, de clientélisme et de jalousies savamment entretenue entre Créoles, en sera le grand gagnant… Il est donc urgent de susciter parmi les jeunes, de nouvelles attentes. De prendre le système à bras le corps et de ne plus se contenter de lui adresser des piqûres de rappel. De populariser un modèle qui donne avant tout aux jeunes les moins qualifiés, aux manuels, aux ouvriers, aux enfants des planteurs - en un mot, à la masse - les moyens de vivre dignement… et de devenir les acteurs centraux du changement, dans une Réunion enfin réunionnaise. La Réunion connaît simultanément une croissance de sa population jeune et un rétrécissement de sa classe moyenne. La jeunesse, plus que le reste de la société, est en voie de prolétarisation ; ses désirs de changement sont brouillés par des mots d’ordre vagues, domestiqués par le chômage, le recours aux contrats-magouille, le clientélisme électoral. C’est cette force qu’il nous faut libérer, et nous ne pourrons le faire en entretenant chez les jeunes le rêve d’appartenir à une élite sur-rémunérée, à une minorité de « baiseurs de paquet »… ou en les condamnant à rejoindre les hordes de précaires qui, pour exister, tendent la main vers Paris, quand il faudrait lever le poing.